Chapitre 8
Assis près du feu, l’odeur de la fumée de bois parfumant l’air nocturne, Rabalyn se sentit soudain délivré de sa peur. À sa place vint une douce mélancolie. Il pensa à sa tante Athyla, à des jours plus sûrs, pendant lesquels elle mélangeait du pain rassis, du lait, des fruits secs et du miel pour faire un gâteau. Le soir, assis tous deux près du feu, ils en coupaient de grosses tranches et en savouraient chaque bouchée. En ce temps-là, Rabalyn rêvait de devenir un grand héros, de parcourir le monde armé d’une épée magique. Ou de libérer des demoiselles en détresse et de gagner leur amour éternel.
Et maintenant, il avait combattu une bête, aux côtés d’un guerrier réellement grand. Il regarda l’homme endormi. Druss était venu à la recherche d’un ami. Une sorte de quête. Comme l’avait dit le vieux Labbers. Les guerriers étaient toujours lancés dans des quêtes, d’après Labbers. La plupart du temps, ils cherchaient des joyaux magiques, ou d’autres articles de sorcellerie. Ou alors, ils étaient en réalité des rois déguisés. Rabalyn avait adoré les histoires, même les plus stupides. Il n’arrivait pas à comprendre pourquoi des rois par ailleurs raisonnables envoyaient toujours leur fils les uns derrière les autres pour mener une quête. Ils devaient pourtant savoir que le premier qui y allait était invariablement tué ou capturé. Le deuxième fils partait à son tour, et il tombait dans un puits, ou se faisait dévorer par les loups, ou séduire par une sorcière. Finalement, le roi envoyait son plus jeune fils, le plus inexpérimenté, et celui-ci finissait la quête, sauvait la princesse et vivait heureux pour le restant de ses jours. Si Rabalyn avait été roi, il aurait envoyé d’abord son plus jeune fils. Souvent, pendant que Labbers leur lisait des histoires, Rabalyn gloussait de rire. Le vieux prêtre avait été exaspéré.
— Que trouves-tu de si drôle, mon enfant ?
Rabalyn ne pouvait pas s’expliquer. Il se contentait de répondre :
— Rien, messire.
Parfois, le roi n’avait pas de fils, seulement des filles. Ces récits là étaient les grands favoris des autres enfants. Rabalyn ne les aimait pas. Le roi cherchait un prétendant pour sa plus jolie fille. Tous les nobles et beaux jeunes gens du royaume se présentaient. Mais, bien sûr, ils étaient destinés à échouer. L’homme qui gagnait le cœur de la princesse était un garçon de cuisine, ou un palefrenier, ou un jeune voleur. Naturellement, il devait prouver sa valeur en tuant un dragon, et il le faisait d’une manière rusée que les autres enfants adoraient. La raison pour laquelle Rabalyn n’aimait pas ces récits était leur fin. Il s’avérait toujours que le garçon d’écurie était en fait le fils secret d’un roi, ou d’un magicien. Les princesses, semblait-il, ne tombaient pas amoureuses des gens du commun.
À côté de lui, l’homme à la hache ronflait doucement.
— Vous n’avez pas vraiment le sommeil léger, murmura Rabalyn.
— « Ne laisse pas les apparences te tromper », répondit l’homme.
Rabalyn éclata de rire et rajouta un morceau de bois dans le feu.
Druss s’assit et bâilla.
— Etiez-vous le plus jeune fils ? demanda Rabalyn.
Le vieux guerrier secoua la tête et se gratta la barbe.
— J’étais fils unique.
— Êtes-vous tombé amoureux d’une princesse ?
— Non. Mon ami Sieben était un homme qui aimait les princesses. Ma foi, les princesses, les duchesses, les servantes, les courtisanes. N’importe quelle femme, en fait. Il a fini par épouser une guerrière nadire. C’est là qu’il a commencé à perdre ses cheveux.
— Elle lui a jeté un sort ?
Druss éclata de rire.
— Non, mon garçon. Elle l’a juste… épuisé.
Ils parlèrent un moment. Le feu était chaud et la nuit, paisible. Rabalyn parla à l’homme à la hache de sa tante Athyla et de leur petite maison, et des rêves qu’il faisait depuis toujours, de devenir un grand guerrier.
— Tous les garçons veulent devenir des guerriers, marmonna Druss. C’est pourquoi tant d’entre eux meurent jeunes. Nous ne réalisons rien en étant guerriers, Rabalyn. Au mieux, nous nous battons pour que d’autres hommes puissent réaliser quelque chose. Nous ne sommes pas très importants.
— Je pense que vous êtes important, protesta Rabalyn.
— Bien entendu ! dit l’homme à la hache en souriant. Tu es jeune. Un fermier cultive la terre et fait pousser les moissons. Les moissons nourrissent les cités. Dans les cités, des hommes font des lois, pour que des jeunes gens comme toi puissent grandir en paix et apprendre. Les gens se marient et ont des enfants, et ils leur apprennent à respecter la terre et les autres citoyens. Les philosophes et les poètes répandent la connaissance. Le monde croît. Puis arrive un guerrier avec son épée étincelante et une torche. Il brûle la ferme et tue le fermier. Il entre dans les cités et il viole les femmes et les jeunes filles. Il plante la haine, comme une graine. Quand il arrive, il y a seulement deux possibilités : fuir ou envoyer chercher des gens comme moi.
— Mais vous n’êtes pas comme ces tueurs et ces violeurs.
— Je suis ce que je suis, petit. J’essaie de ne pas trouver d’excuses à ma vie. Je n’étais pas assez fort pour devenir fermier.
Cette affirmation sidéra Rabalyn, qui n’avait jamais vu un homme plus fort que Druss. Aucun fermier n’aurait pu combattre ces bêtes comme il l’avait fait. Rabalyn jeta des brindilles sur le feu et les regarda s’enflammer.
— Comment les Immortels ont-ils perdu, à Skeln ?
— Ce jour-là, ils ont affronté de meilleurs combattants qu’eux.
— De meilleurs combattants que vous ?
— Tu es un puits sans fond de questions !
— Il y a tant de choses que je ne sais pas.
— Ah ! dans ce cas, nous nous ressemblons, Rabalyn. Il y a tant de choses que j’ignore, moi aussi !
— Pourtant, vous êtes vieux et sage.
L’homme jeta un regard dur au garçon.
— J’aimerais assez que tu cesses de parler de mon âge. C’est déjà assez dur de vivre si longtemps, sans qu’on me le rappelle sans arrêt.
— Je suis désolé.
— Et je ne suis pas sage, Rabalyn. Si je l’avais été, je serais resté chez moi avec la femme que j’aimais. J’aurais cultivé la terre et planté des arbres. J’aurais élevé du bétail et je l’aurais vendu au marché. Mais j’ai trouvé des guerres et des batailles à livrer. Vieux et sage ? J’ai rencontré des sages qui étaient jeunes, et des hommes stupides qui étaient vieux. J’ai rencontré des hommes de bien qui ont fait de mauvaises choses, et des hommes mauvais qui essayaient de faire le bien. Tout ça dépasse ma compréhension.
— Avez-vous eu des enfants ?
— Non, et je le regrette. Même si je dois avouer que je ne suis pas à l’aise en présence des jeunes enfants. Leurs cris et leurs pleurs me tapent sur les nerfs. Je n’aime pas beaucoup le bruit. Ni les gens, en fait. Ils m’irritent.
— Voulez-vous que je cesse de parler ?
— Mon garçon, quand tu es descendu de ton arbre, tu m’as probablement sauvé la vie. Tu peux parler autant que tu veux. Et aussi danser et chanter, si le cœur t’en dit. Je suis peut-être acariâtre, mais je ne suis pas ingrat. Je te dois une fière chandelle.
Rabalyn fut gonflé d’une bouffée de fierté. Il aurait aimé pouvoir conserver cet instant à tout jamais. Le silence grandit. Rabalyn écoutait les crépitements du bois et sentait la brise nocturne souffler sur son visage. Il regarda l’homme à la hache.
— Si vous êtes vraiment comme ces tueurs qui attaquent les cités, pourquoi avez-vous aidé ces gens, quand les soldats les tuaient ?
— Je le devais, petit. C’est le code.
— Je ne comprends pas, dit Rabalyn.
— C’est la seule différence entre ces tueurs et moi. Ils voient ce qu’ils veulent, et ils le prennent. Ils sont devenus comme ces bêtes que nous avons tuées, cette nuit. Extérieurement, ils sont comme tout le monde. Mais intérieurement, ils sont sauvages et cruels. Ils ne connaissent pas la pitié. Cette bête existe aussi en moi, Rabalyn, mais je la garde enchaînée. Le code la retient.
— Quel est ce code ?
L’homme à la hache eut un sourire sinistre.
— Si je te le dis, tu devras jurer de vivre par lui. Veux-tu vraiment l’entendre ? Ça pourrait signifier ta mort.
— Oui.
L’homme ferma les yeux. Quand il parla, on aurait dit qu’il récitait une prière.
— « Ne jamais violer une femme ni faire de mal à un enfant. Ne pas mentir, voler ou tricher. Ces choses conviennent aux hommes de moindre qualité. Protéger les faibles contre les forts maléfiques. Et ne jamais laisser le désir de richesse vous conduire à faire le mal. »
— C’est votre père qui vous a appris ça ?
— Non. Un ami. Il s’appelait Shadak. J’ai eu de la chance, avec mes amis, Rabalyn. J’espère qu’il en ira de même pour toi.
— Est-ce Shadak que vous cherchez ?
— Non. Il est mort il y a longtemps. Il avait plus de soixante-dix ans. Il a été poignardé dans une allée par trois voleurs.
— Ont-ils été pris ?
— Deux ont été attrapés et pendus. Un s’est échappé et a rejoint un village dans les collines. Un ami de Shadak l’a retrouvé et l’a tué, ainsi que les membres du gang auquel il s’était joint.
— Alors, qui cherchez-vous ?
— Le jeune comte de Dros Purdol. Il est venu à Mellicane il y a deux mois, et il a disparu.
— Peut-être est-il mort, dit Rabalyn.
— Oui, j’y ai pensé. J’espère que non. C’est un homme de bien, et il a une fille de huit ans, Elanin, qui est une enfant adorable. Chaque fois que je la vois, elle fait des couronnes de marguerites que je dois porter dans les cheveux.
Rabalyn rit en se représentant l’austère guerrier avec une couronne de fleurs.
— Je croyais que vous n’étiez pas à l’aise avec les jeunes enfants.
— C’est vrai. Elanin est une exception. L’an dernier, à ma ferme, un chien sauvage a couru vers elle. La plupart des enfants auraient paniqué. Le chien était gros, il aurait pu lui faire beaucoup de mal. Au moment où je courais vers le chien pour l’arrêter, elle a ramassé un bâton et lui en a flanqué un coup sur le museau. Il a glapi et s’est enfui.
— Et vous l’appréciez parce qu’elle est courageuse ?
— J’admire le courage, mon garçon. (Le vieil homme soupira.) J’imagine qu’elle est retournée à Dros Purdol, maintenant, et qu’elle se fait du souci pour son père. Les voir ensemble, tous les deux, ça redonne le moral !
— Puis-je venir avec vous jusqu’à Mellicane ? demanda Rabalyn.
— Bien sûr. Mais tes amis reviendront te chercher.
— Je ne crois pas. Nous avons été séparés quand les bêtes ont attaqué. Je pense qu’ils continueront leur chemin sans moi.
— Quand tu vieilliras, tu apprendras à mieux juger les hommes. L’homme aux épées n’abandonnerait jamais un ami. Il te cherchera jusqu’à ce qu’il te trouve.
— À moins que les bêtes l’aient tué.
— Ça, ça m’étonnerait ! Crois-moi, il doit être très difficile à tuer. Maintenant, va te reposer. Je resterai assis un moment, et, avec ta permission, je profiterai un peu du silence.
— Oui, messire, dit Rabalyn en souriant.
Il s’installa près du feu et essaya de rester éveillé. Il voulait savourer cette nuit, en emplir son esprit afin que même le plus petit détail reste dans sa mémoire.
— Votre père était-il roi ? demanda-t-il d’une voix ensommeillée.
— Non. C’était un homme du commun, comme moi.
— Tant mieux.
Rabalyn était presque endormi quand le vent tourna. Il entendit des hurlements lointains, et ce qui lui sembla être un cri de douleur.
— D’autres que nous combattent cette nuit, dit Druss. Que la Source soit avec eux.
Le son de la voix du vieil homme réconforta le jeune garçon.
Il s’endormit.
Elanin était une enfant radieuse, et jusqu’à récemment, heureuse et satisfaite. Quand sa mère était arrivée pour une de ses rares visites à Dros Purdol, elle avait été contente de la voir. Quand sa mère lui avait dit qu’elle l’emmènerait en voyage en mer, pour retrouver son père à Mellicane, elle avait été ravie. Elle espérait, comme le font les enfants, que cela signifiait que son père et sa mère allaient se remettre ensemble, et seraient de nouveau amis.
Mais tout cela avait été un mensonge.
Son père n’avait pas été à Mellicane. Sa mère l’avait emmenée dans un grand palais, où elle avait rencontré l’affreux Shakusan Masque de Fer. Au début, la rencontre n’avait pas été effrayante. Masque de Fer était un homme robuste, aux larges épaules et à l’air puissant. Il ne portait pas le masque qui lui donnait son nom. Son visage était beau, mais avait une couleur étrange, de l’arête du nez au menton. Un des serviteurs, à Dros Purdol, avait une marque de naissance pourpre sur le côté du visage. Mais ça, c’était bien pis.
Sa mère lui avait dit qu’il serait son nouveau père. C’était tellement idiot qu’Elanin avait éclaté de rire. Pourquoi aurait-elle eu besoin d’un nouveau père ? Elle aimait celui qu’elle avait. Sa mère lui avait dit que son père ne voulait plus d’elle, et avait donné l’ordre qu’elle vive désormais avec elle. En entendant cela, Elanin s’était mise en colère. Elle savait dans son cœur que c’était encore un mensonge, et elle l’avait dit à sa mère. Cela avait été à ce moment que Masque de Fer l’avait frappée au visage du plat de la main. Personne ne l’avait jamais frappée avant, et Elanin avait été plus choquée que blessée. La force du coup l’avait projetée sur le sol. Masque de Fer l’avait regardée de haut.
— Dans ma maison, vous traiterez votre mère avec respect, avait-il dit. Ou vous en subirez les conséquences.
Puis il était parti.
Sa mère s’était agenouillée près d’elle pour l’aider à se relever, et elle avait caressé sa chevelure blonde.
— Voilà, tu as vu, avait-elle dit. Tu ne dois pas le mettre en colère. Tu ne dois jamais le mettre en colère.
Elanin avait compris alors que sa mère était effrayée.
— C’est un homme horrible, avait-elle dit. Je ne veux pas rester ici.
Sa mère avait soudain eu l’air terrifiée. Elle avait regardé autour d’elle pour voir si quelqu’un avait entendu.
— Ne parle pas comme ça ! avait-elle dit d’une voix brisée. Promets-moi de ne plus jamais rien dire de tel.
— Je ne te promettrai rien. Je veux mon père.
— Les choses vont s’arranger. Fais-moi confiance. Je t’en prie, Elanin, essaie d’être gentille avec lui. Il peut être charmant, merveilleux et généreux. Tu verras. Mais il a un… mauvais caractère. Il y a la guerre, tu comprends, et il subit beaucoup de tensions.
— Je le déteste, avait dit Elanin. Il m’a frappée.
— Écoute-moi, avait dit sa mère en la tirant vers elle. Ici, nous ne sommes pas en terre drenaïe. Les coutumes sont différentes. Tu dois être polie avec Shakusan. Sinon, il te fera du mal. Ou à moi.
La peur dans la voix de sa mère avait filtré à travers la colère d’Elanin.
Les jours suivants, elle avait été prudente en présence de Masque de Fer. Elle avait évité le contact autant que possible, et elle était restée calme et avait parlé doucement quand elle ne pouvait pas faire autrement. Elle avait rapidement remarqué que les serviteurs étaient très timides. Ils ne plaisantaient ni ne riaient, comme ses propres serviteurs de Dros Purdol. Ils se déplaçaient silencieusement, s’inclinant quand ils les rencontraient, elle ou sa mère. Une des servantes lui avait apporté son petit déjeuner, le cinquième jour. Elanin avait vu que la jeune fille – de quinze ans au plus – avait perdu deux des doigts de la main droite. Un des moignons était couvert d’un lambeau de peau mal recousu et taché de sang séché. La jeune fille était silencieuse et évitait de regarder les gens dans les yeux, et Elanin ne lui avait pas posé de questions sur sa blessure. Le même jour, elle avait remarqué que plusieurs serviteurs avaient perdu des doigts.
La nuit suivante, elle avait été réveillée par des hurlements venus de loin en dessous. Elanin était sortie de son lit et avait couru dans la chambre que sa mère partageait avec Masque de Fer. Il n’était pas là, et sa mère était assise dans le lit, les bras autour des genoux, et elle pleurait.
— Quelqu’un hurle, mère ! avait crié Elanin.
Sa mère l’avait serrée contre elle sans rien dire. Plus tard, quand elles avaient entendu Masque de Fer approcher, elle avait renvoyé Elanin dans sa chambre.
Elle était restée allongée dans son lit, rêvant d’être secourue. Malgré l’amour qu’elle portait à son père, elle savait qu’Orastes n’était pas assez fort pour les reprendre à Masque de Fer, elle et sa mère. C’était un homme merveilleux, mais il passait tant de temps dans la crainte ! Les officiers de Dros Purdol le rudoyaient et le traitaient avec mépris. Même sa mère, lors de ses rares visites, parlait de lui avec dédain devant les autres. Cela le blessait, mais il ne faisait rien pour l’en empêcher. Tout cela importait peu pour Elanin, qui l’adorait de tout son cœur. Mais, quand elle rêvait d’être sauvée, pendant ces premiers jours, elle pensait à oncle Druss. Il était l’homme le plus fort du monde. L’année précédente, quand elle et son père lui avaient rendu visite à sa ferme montagnarde, il avait redressé un fer à cheval à mains nues. Quand elle avait raconté l’incident à Dros Purdol, personne ne l’avait crue. Personne n’était si fort, lui avait-on dit.
Elle espérait que son père enverrait oncle Druss à Mellicane.
Quand Rabalyn se réveilla, le ciel était clair et bleu étincelant. Il bâilla et s’étira. L’homme à la hache le regarda et sourit.
— Je t’assure, petit, que si le sommeil était un sport, tu deviendrais un champion. Ma main au feu !
Rabalyn se frotta les yeux.
— Avez-vous dormi ?
— J’ai somnolé un peu.
Druss regarda vers les arbres, les yeux plissés.
— Il y a quelque chose, là-bas ? demanda Rabalyn, effrayé.
— Pas quelque chose. Quelqu’un. Ça fait déjà un bon moment, répondit Druss à voix basse.
— Je ne vois personne. – Pourtant, elle est là.
— Elle ?
Druss pivota vers le jeune garçon.
— Quand elle arrivera, ne lui pose pas de question. Parfois, elle est un peu bizarre.
L’homme ajouta du bois dans le feu, et étira les bras au-dessus de sa tête.
— Malédiction, mon épaule me fait mal, marmonna-t-il. Il doit y avoir de la pluie dans l’air.
À cet instant, une jeune femme sortit des arbres. Elle portait un petit sac sur une épaule, et tenait deux lièvres morts par les oreilles. Rabalyn la regarda. Elle était grande et mince, avait des mouvements gracieux. Sa longue chevelure dorée était attachée en une tresse qui lui tombait entre les épaules. Elle portait des vêtements sombres, un manteau qui lui arrivait aux chevilles et une jaquette de cuir noir et lisse, dont les épaules étaient ornées d’un tricot de mailles travaillé, noirci pour éviter de refléter la lumière. Son pantalon moulant était également en cuir, de couleur marron foncé. Elle était chaussée de bottes à franges et avait une épée courte dans un fourreau noir. Elle était très attirante, pensa Rabalyn, malgré son expression sévère. Elle gagna le feu, laissa tomber son paquet et jeta les lièvres sur le sol. Sans mot dire, elle sortit un petit couteau incurvé et entreprit d’écorcher les animaux. Druss partit vers les arbres, laissant Rabalyn seul avec la femme. Elle l’ignora, occupée à préparer la viande. De son paquet, elle sortit une petite poêle et la posa près du feu. Rabalyn resta assis sans rien dire pendant qu’elle coupait la viande dans la poêle. Druss revint, portant son casque retourné. Il était plein d’eau. Il le tendit à la femme, qui le vida dans la poêle, qu’elle posa sur le feu.
Puis elle s’installa et regarda vers les cadavres des bêtes.
— La quatrième est morte, dit-elle. Nous l’avons tuée la nuit dernière. Nous avons eu de la chance. Elle était blessée et affaiblie.
Sa voix était dure et froide.
— Le gamin l’a frappée avec ma hache, dit Druss.
La femme tourna la tête vers Rabalyn pour la première fois. Ses yeux étaient gris fumée. Elle pencha la tête et le regarda, son expression inchangée. Rabalyn se sentit rougir. Puis elle regarda de nouveau Druss. Enfin, elle se leva et s’approcha des bêtes mortes, examinant le terrain autour d’elles. Puis elle revint près du feu de camp.
— Maintenant, vous savez, dit Druss.
— Oui.
— Je le pensais.
La femme détacha son manteau et le laissa tomber sur le sol. Puis elle souleva un étroit baudrier de cuir auquel était accrochée une arbalète noire à double ailette. Rabalyn n’avait jamais vu une telle arme. Il se pencha.
— Puis-je la regarder ? demanda-t-il.
La femme l’ignora.
— Votre hache s’est coincée dans une des bêtes. Le garçon l’a retirée. Il était caché dans cet arbre, avant.
— Exactement, dit Druss. Maintenant, montrez-lui votre arbalète, Garianne, dit l’homme à la hache. C’est un bon garçon, et il ne vous veut aucun mal.
Soulevant l’arme, elle la tendit à Rabalyn sans le regarder. L’arbalète mesurait environ trente centimètres de long, elle avait deux détentes en bronze et une poignée incurvée. Il la retourna entre ses mains, essayant de comprendre comment le carreau inférieur était inséré dans l’arme. Le mécanisme était astucieux. Le carreau supérieur était simplement placé dans la fente du fût principal. Le second était chargé par-dessous, à travers une ouverture sur le côté. Rabalyn tendit la main, l’arbalète serrée dans le poing. L’arme était plus légère qu’elle le paraissait. Une image surgir dans son esprit, celle d’un homme de grande taille, mince et aux yeux sombres. Puis elle s’effaça. Rabalyn posa l’arbalète sur le sol. Garianne remua le ragoût avec une cuiller en bois, puis elle sortit un petit sachet de sel et en mit plusieurs pincées dans la poêle. Enfin, elle saupoudra le bouillon d’herbes aromatiques, tirées d’un autre petit sachet en mousseline. Une délicieuse odeur parfuma l’air.
Le temps passa, et le silence mit Rabalyn mal à l’aise. La femme ne parlait pas. Druss semblait indifférent. Quand le ragoût fut prêt, Garianne enleva la poêle du feu et la posa sur le sol. De temps en temps, elle remuait son contenu.
— Je vous offrirai un bon repas à Mellicane, dit Druss.
— Nous n’allons pas à la cité. Nous nous dirigeons vers le nord. Nous voulons voir les terres hautes.
— Il y a de belles choses à voir, c’est vrai, dit l’homme à la hache. Si vous changez d’idée, je serai à l’auberge du Cerf Écarlate, sur le quai ouest.
La femme parut ne pas écouter, mais Rabalyn la vit incliner la tête et faire un petit signe.
— Je n’aime pas les cités, dit-elle en regardant vers le ciel. (Elle marqua une pause.) Facile à dire, pour toi. (Une autre pause.) Mais je peux chasser ce dont nous aurons besoin. (Pour finir elle haussa les épaules.) Comme tu veux.
Rabalyn se sentit plongé dans une totale confusion. Druss semblait ne pas trouver bizarre cette conversation sans interlocuteur. Il avança vers la poêle, souleva la cuiller et renifla le ragoût.
— Ça sent bon, dit-il.
— Mangez, dit Garianne.
Druss avala plusieurs cuillerées, puis passa la poêle et la cuiller à Rabalyn. Le ragoût était épais et délicieux, et le jeune garçon mangea aussi, avant de pousser la poêle vers Garianne. Elle soupira.
— Je n’ai pas faim, pour le moment, dit-elle en remettant le baudrier, puis son manteau. Nous vous verrons à Mellicane, Oncle.
— J’emporterai votre poêle.
Elle partit sans ajouter un mot.
Druss termina le ragoût.
— À qui parlait-elle ? demanda Rabalyn.
— Je l’ignore. J’ai appris qu’il y a plus de choses en ce monde que je peux en voir. Mais je l’aime bien.
— Êtes-vous son oncle ?
— Je pourrais imaginer pis, comme nièce. Mais, non, je ne suis pas son oncle. Elle s’est mise à m’appeler ainsi quand je l’ai soignée, l’an dernier. Elle a eu la fièvre.
— À mon avis, elle est folle, dit Rabalyn.
— Oui, je comprends que tu le penses.
— Pourquoi n’a-t-elle pas attendu que vous ayez fini le ragoût ? Elle aurait pu récupérer sa marmite.
— Elle n’est pas à l’aise en compagnie des gens. Tu la rendais nerveuse.
— Moi ? Pourquoi ?
— Tu lui as posé une question. Je t’avais prévenu, mon garçon. Elle n’aime pas les questions.
— J’ai seulement demandé à voir son arbalète. Par politesse !
— Je sais. C’est une fille étrange. Mais elle a du courage, et elle se sert de cette arbalète comme un maître.
— Que pense sa famille, à la voir se promener comme ça, vêtue en homme ? demanda Rabalyn.
Druss éclata de rire.
— J’avais oublié que tu venais d’une petite communauté rurale, mon garçon ! Elle n’a pas de famille – en tout cas, pas que je sache. Parfois, elle voyage avec des jumeaux. De bons garçons, même si l’un d’eux est simple d’esprit. Je ne l’ai jamais entendue parler de sa famille. Je pense que ses parents ont été tués. À cause de ça, ou d’un autre choc, elle est un peu… détraquée. Mais elle n’est pas toujours comme tu l’as vue aujourd’hui. Après avoir bu un peu de vin, elle peut chanter mieux qu’un rossignol. Et aussi danser, et rire. C’est seulement quand elle entend les voix que… ma foi, tu as vu.
— Comment l’avez-vous rencontrée ?
— Tu ne tombes donc jamais à court de question, mon garçon ? répondit Druss en se levant. Viens, il est temps de partir. J’ai le sentiment que nous ne tarderons pas à rencontrer tes amis.
À l’aube, Braygan était plus épuisé que jamais dans sa vie. Le soleil matinal lui faisait mal aux yeux, et il avait l’impression de se trouver dans un rêve – ou un cauchemar. Un petit garçon dormait à côté de lui ; sa mère, terrifiée, lui caressait les cheveux. D’autres femmes, et des enfants, étaient blottis au centre du cercle. Une petite fille d’environ trois ans se mit à pleurer. Braygan tendit la main pour la réconforter, mais elle recula. Une femme appela l’enfant, qui la rejoignit en sanglotant. Braygan se leva et gagna l’extérieur du cercle, où Skilgannon se tenait avec une dizaine d’hommes et autant de femmes – les survivants de la nuit. Certaines des femmes avaient un couteau, et les autres portaient de gros morceaux de bois, qu’elles avaient utilisés comme des massues contre les bêtes.
— Sont-elles parties pour de bon, cette fois ? demanda Braygan, en regardant le sang séché sur les épées de Skilgannon.
Skilgannon regarda le prêtre et haussa les épaules. Juste en dehors du cercle gisait le cadavre d’une énorme et hideuse créature. Braygan essaya de ne pas la regarder, mais ses yeux étaient attirés malgré lui par les mâchoires massives. Le petit prêtre avait vu ces crocs s’enfoncer dans le crâne d’un homme et lui arracher la tête, avant que Skilgannon saute sur le monstre et lui fasse un trou béant dans la gorge. Le corps décapité de l’homme n’était plus en vue. D’autres créatures l’avaient emporté à la faveur des ténèbres, avec les cadavres des autres Fusionnés.
Braygan se tourna et regarda les gens blottis en cercle. Une cinquantaine de personnes, dont la moitié étaient des enfants.
— Combien d’entre nous ont-elles eus ? demanda Braygan.
— Dix… quinze, peut-être, répondit Skilgannon d’une voix fatiguée. Je n’ai pas eu le temps de compter.
Les deux frères, Jared et Nian, quittèrent le cercle extérieur pour rejoindre Skilgannon. Ils portaient tous deux une épée longue à deux mains.
— Pensez-vous que nous devrions essayer de partir, maintenant qu’il fait jour ? demanda Jared.
— Mieux vaut attendre un peu. Les bêtes ont peut-être battu en retraite dans les roseaux, en attendant que nous bougions.
— J’en ai compté dix-huit, dit le jeune homme. Je crois que nous en avons rué au moins cinq, et blessé quatre autres.
— J’ai coupé la tête d’une de ces créatures, dit Nian. Tu m’as vu faire, Jared ? Tu m’as vu lui couper la tête ?
— J’ai vu. C’est très bien, Nian. Tu as été très courageux.
— Vous m’avez vu aussi ? demanda le jeune homme à Skilgannon.
— Votre frère a raison. Vous êtes très courageux, dit Skilgannon.
Braygan vit le simple d’esprit faire un sourire béat, puis tendre la main pour saisir la longue écharpe bleue que son frère portait à la ceinture. Il resta planté là, l’épée dans une main, l’écharpe dans l’autre.
— Nous ne pouvons pas attendre toute la journée, dit Skilgannon. Soit les bêtes sont parties, soit elles attendent. Il nous faut savoir de quoi il retourne.
— Que voulez-vous faire ? demanda Jared.
— Une petite balade vers les roseaux.
— Nous venons avec vous.
Skilgannon regarda en direction du frère de Jared.
— Il vaudrait peut-être mieux que Nian reste ici – pour s’occuper des femmes et des enfants.
— Impossible, mon ami, dit Jared. Il a besoin de rester près de moi.
— Alors, restez ici tous les deux.
Skilgannon remit ses épées au fourreau et partit vers le nord-ouest.
Braygan le regarda, le cœur serré. Un murmure naquit dans le cercle quand les gens virent Skilgannon s’éloigner.
— Restez groupés ! cria Jared, en s’éloignant de Braygan. Il est allé voir ce qui se passe. Il va revenir. Restez attentifs !
Une ombre de ressentiment monta en Braygan, qui se sentit aussitôt honteux. Comme Skilgannon était vite devenu important pour ces gens ! Il était leur sauveur, leur espoir. Et moi, que suis-je ? pensa Braygan. Rien. Si ces gens survivent, ils ne se souviendront pas du petit prêtre rondouillard qui s’est caché au milieu du cercle et a prié la Source de le garder en vie. Ils se souviendront du guerrier aux cheveux noirs, avec ses deux épées, qui a pris le commandement et a formé le cercle qui les a sauvés. Oui, ils se souviendront de lui jusqu’à la fin de leur vie.
— En voilà une ! cria une voix terrorisée.
Des enfants se mirent à geindre.
Braygan pivota, les yeux écarquillés de peur. Une forme sombre émergea des roseaux. C’était une femme aux cheveux dorés, vêtue d’un manteau noir.
— C’est Garianne, c’est Garianne ! cria le simple d’esprit, Nian.
Toujours accroché à la ceinture de son frère, il avança. Jared lui saisit le bras.
— Ne me tire pas, dit-il doucement. Elle vient vers nous.
Nian fit des signes de la main.
— Par ici, Garianne, par ici ! Nous sommes là !
La femme était très belle, avec ses yeux d’un gris cendré et sa chevelure tressée brillant sous le soleil. Elle approcha des deux frères. Nian avança vers elle, laissa tomber son épée et la souleva dans ses bras. Elle lui donna un léger baiser sur la joue.
— Pose-moi, dit-elle. Et reste calme. (Elle se tourna vers Jared.) Nous sommes contents de vous trouver en vie, dit-elle sans sourire, d’une voix monocorde.
— C’est bon de te voir, Garianne, dit Jared. Est-ce que… (Il s’éclaircit la voix.) Nous nous demandions si les bêtes étaient encore dans le secteur.
— Certaines sont allées vers le nord-est pendant la nuit. Nous en avons tué une. Le Vieil Oncle et son ami en ont tué trois autres.
— J’ai coupé la tête à une, dit Nian. Dis-lui, Jared !
— C’est vrai. Il a été très courageux, Garianne. Ce serait bien si tu pouvais rester un peu et nous aider à repousser les créatures. Il y a beaucoup d’enfants, ici.
— Nous allons à Mellicane. Le Vieil Oncle nous y offrira un repas.
— Nous allons tous vers Mellicane, dit Jared. Nian serait heureux que tu viennes avec nous.
— Oui, oui, viens avec nous, Garianne, dit Nian.
Soudain, la femme sourit. Braygan en eut le souffle coupé. À cet instant, elle devint, de simplement attirante, extraordinairement belle. Elle se rapprocha de Nian et lui passa un bras autour des épaules.
— J’aurais aimé te voir lui couper la tête, dit-elle en lui donnant un baiser sur la joue.
— Il m’a fallu trois coups. Est-ce que le Vieil Oncle vient aussi ?
Son sourire s’effaça, et elle recula.
— Pas de questions, Nian, dit doucement Jared. Tu te souviens ?
— Je suis désolé, Garianne, marmonna Nian.
Le sourire de la jeune femme revint brièvement, et elle sembla se détendre.
— Le Vieil Oncle vient aussi. Dans une heure, ou un peu moins, dit Garianne.
Jared se tourna vers Braygan.
— Le Vieil Oncle est un guerrier appelé Druss. Vous avez déjà entendu ce nom ? (Braygan fit signe que non.) Il est drenaï et, comme votre ami, il est mortellement dangereux. Avec Garianne et Druss, nous avons une bonne chance d’échapper aux créatures.
Skilgannon marcha vers la ligne mouvante des roseaux, sans hâte. Il examinait soigneusement les tiges à la recherche de tout mouvement qui n’aurait pas été provoqué par le vent. Il était tel que ses compagnons le voyaient : détendu, les épées au fourreau.
Malanek avait appelé ça « l’illusion d’ailleurs », quand l’esprit se libère et laisse le contrôle du corps à l’instinct et aux sens. En marchant, Skilgannon laissa ses pensées dériver pendant que ses yeux guettaient le moindre signe de danger.
Il pensa à Malanek et à l’entraînement qu’il avait suivi, les exercices sans fin et le dur régime d’épreuves physiques. Il se souvint de Greavas et de Sperian, et de la tension qui était montée dans les jours qui avaient suivi le couronnement de Bokram. Il y avait eu des arrestations soudaines, des maisons pillées, leurs occupants emmenés on ne savait où. Personne ne parlait des absents. Des fidèles connus de l’ancien empereur avaient disparu, ou avaient été exécutés en public sur la place du Léopard.
La peur s’était abattue sur la capitale. Les gens se surveillaient les uns les autres avec des yeux soupçonneux, ne sachant pas qui les vendraient aux autorités pour un mot imprudent ou une ombre de critique. Skilgannon s’était inquiété pour Greavas, à cause de ses liens avec l’ancienne famille impériale. L’acteur disparaissait souvent pendant plusieurs jours avant de revenir sans dire un mot sur ce qu’il avait fait. Un soir, Skilgannon le lui avait demandé. Greavas avait soupiré.
— Il vaut mieux que vous ne le sachiez pas, mon ami.
Il n’avait rien voulu dire d’autre.
Une nuit, environ trois semaines après le couronnement, des soldats armés étaient arrivés à la maison. Molaire avait été terrifiée, et même Sperian, habituellement résolu, était gris de peur. Skilgannon était assis dans le jardin quand l’officier était sorti. C’était Boranius, l’ancien athlète à la chevelure dorée. Skilgannon s’était levé.
— Je suis content de te voir, avait-il dit avec sincérité.
— Moi aussi, avait répondu Boranius d’un ton froid. Mais je suis ici pour des questions officielles.
— Je vais vous faire servir des rafraîchissements, avait dit Skilgannon, en faisant signe à Sperian, qui était livide.
L’homme était reparti dans la maison. Skilgannon avait regardé les deux soldats debout dans l’entrée du jardin.
— Je vous en prie, mettez-vous à l’aise, avait-il dit aux hommes. Il y a des chaises pour tout le monde.
— Mes hommes resteront debout, avait dit Boranius.
Il avait soulevé son fourreau et s’était assis sur une chaise en osier. Il était toujours l’athlète que Skilgannon avait tant admiré.
— Tu t’entraînes toujours à la course, Boranius ?
— Non, j’ai peu de temps pour les loisirs. Et toi ?
— Oui, avait répondu Skilgannon en riant. Mais ce n’est plus aussi amusant, maintenant que je n’ai personne à qui me mesurer. Tu étais mon inspiration.
— Et tu m’as battu.
— Tu étais blessé à la cheville, Boranius. Mais j’étais quand même content d’obtenir la médaille.
— Les jours d’école et de médailles sont loin derrière moi. Et seront bientôt loin derrière roi, aussi. As-tu pensé à ton avenir ?
— Je serai soldat, comme mon père.
— Tant mieux. Nous avons besoin de bons soldats. De soldats loyaux. Ces temps sont difficiles, Olek. Il y a des traîtres partout. Il faut les poursuivre et les exterminer. Connais-tu des traîtres ?
— Et comment le saurais-je, Boranius ? Portent-ils un chapeau bizarre, pour qu’on les reconnaisse ?
— Ce n’est pas un sujet de plaisanterie, Olek. En ce moment même, quelqu’un a donné asile à la concubine de l’empereur et à sa bâtarde de fille. Bokram est roi de droit et de sang. Tous ceux qui parlent ou agissent contre lui sont des traîtres.
— Je n’ai entendu personne parler contre lui.
Boranius avait semblé tendu.
— Et le pervers qui vit ici ? Est-il loyal ?
Skilgannon avait senti un froid de glace l’envahir.
— Tu es invité dans ma maison, Boranius. Ne parle pas mal de mes amis.
— Je ne suis pas ton invité, Olek. Je suis un officier du roi. As-tu entendu Greavas parler contre le roi ?
— Non. Nous ne discutons pas politique, tous les deux. – Je dois lui parler. Est-il là ?
— Non.
Sperian était revenu avec un plateau de boissons, du jus de pomme et d’abricot dans des gobelets en argent. Skilgannon l’avait regardé.
— Où est Greavas ?
— Il est allé voir des amis, messire, dans le nord de la cité.
— Quand reviendra-t-il ?
— Demain, peut-être, messire, ou après-demain. Il n’a pas précisé.
Skilgannon avait remercié le serviteur et lui avait fait signe de partir.
— Je lui dirai que tu as besoin de lui parler, quand il reviendra. Même si je ne comprends pas comment un acteur à la retraite peut t’être utile.
— Nous verrons, avait dit Boranius en se levant. J’ai aussi un mandat d’arrêt contre ton ami Askelus.
Skilgannon avait été choqué.
— Pourquoi ?
— Comme son père, c’est un traître. Son père a été étripé ce matin, sur la place du Léopard.
— Askelus n’est pas un traître, avait dit Skilgannon en se levant également. Nous avons souvent parlé. Il admire énormément l’empereur Gorben, et il parle, comme moi, de servir dans l’armée de Bokram. Je ne l’ai jamais entendu prononcer un mot de critique à l’égard du roi. Bien au contraire !
— Alors, malheureusement, il périra à cause des péchés de son père, avait dit froidement Boranius.
Skilgannon avait regardé, incrédule, le jeune homme qui avait été son héros. Le jeune athlète de son souvenir disparut, remplacé par un soldat aux yeux glacés, sans émotions, excepté peut-être la méchanceté. Des souvenirs étaient alors remontés à la mémoire de Skilgannon, des choses qui avaient, sur le moment, semblé insignifiantes, mais qui brillaient soudain à la lumière de la compréhension. La façon dont Boranius rejetait ses amis avec dédain, les commentaires sarcastiques, l’esprit mesquin. Skilgannon avait vu Boranius à travers le voile doré de son adoration pour un héros. Mais devant lui se tenait la réalité. Boranius avait pouvoir de vie et de mort, et il en était ravi. La colère avait bouillonné en Skilgannon, mais il l’avait refoulée et avait souri.
— J’ai beaucoup à apprendre, mon ami, avait-il dit. Merci d’avoir pris le temps de venir me rendre visite.
Boranius avait gloussé de rire et donné une tape amicale sur l’épaule de Skilgannon.
— Quand tu auras tes diplômes – à condition qu’ils soient de première classe –, viens me voir. Je te trouverai une place dans mon régiment.
— Tu me fais un grand honneur.
Sur ces mots, il avait reconduit Boranius et ses hommes à la porte et les avait regardés monter en selle et s’éloigner.
Sperian était sorti et avait poussé un soupir de soulagement.
— J’ai cru que nous allions tous être arrêtés, avait-il dit.
— Cet homme est une vipère, avait dit Skilgannon.
— Oui, votre père pensait de même. Il n’a jamais aimé cette famille.
— Pouvez-vous faire passer un message à Greavas, demain ?
— Oui.
— Dites-lui de ne pas revenir ici pendant un moment. Passez par le marché. Demain, c’est jour d’enchères. Il y aura des centaines de gens sur la place. Vous devriez pouvoir vous faufiler sans être vu.
Sperian avait eu l’air incertain.
— Vous pensez que je pourrais être suivi ?
— C’est une possibilité.
— Je n’ai pas de bons yeux, Olek. Je ne suis pas doué pour ce genre de choses.
— C’est vrai, vous avez raison. Je suis bête ! Je vais lui apporter le message moi-même.
Sperian avait eu l’air encore plus perturbé.
— Il ne veut pas que vous soyez impliqué, messire. Il serait furieux que je vous dise où il est.
Skilgannon avait posé la main sur l’épaule de son serviteur.
— S’il se montre, il sera arrêté. Probablement exécuté, et certainement torturé. Je ne crois pas que vous ayez à vous inquiéter de sa colère.
— Il n’y a pas que ça, messire. Le problème, c’est les gens avec qui il est.
— Dites-moi.
— Il a caché l’impératrice et sa fille. Il cherche un moyen de leur faire quitter la cité.
Skilgannon fut arraché à ses souvenirs quand les roseaux frémirent puis s’agitèrent violemment. Les Épées de la Nuit et du Jour jaillirent de leur fourreau. Un petit chien sortit des roseaux, puis courut vers le cercle, Une enfant l’appela, et le chien aboya et fonça vers elle. Skilgannon souffla et reprit sa marche.
Il n’y avait aucun signe des bêtes. Il se tourna et repartit en direction des réfugiés. À cet instant, il vit la silhouette massive de l’homme à la hache émerger de l’herbe. À côté de lui marchait le jeune garçon, Rabalyn.